A lire absolument : la meilleure reflexion sur notre monde actuel....

Publié le par jp guillerot

Paniques de civilisations

LE MONDE | 20.12.2012 à 17h14 Par Frédéric Lenoir, sociologue des religions

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L'écrivain et historien de l'art américain José Arguëlles ne pourra pas assister à la fin du monde ce 21 décembre, puisqu'il est mort il y a plus d'un an, à l'âge de 72 ans. Et pourtant, cette folle rumeur n'aurait jamais existé sans la publication de son livre Le Facteur Maya (Ariane, 1987).

S'inspirant de certaines études sur la civilisation maya, il fixe, de manière controversée, la date d'un grand bouleversement planétaire au 21 décembre. Fervent adepte du new age, écologiste engagé et fondateur du Festival de la Terre en 1970, José Arguëlles est davantage convaincu que cette date marquera la fin d'une civilisation matérialiste que la fin du monde.

En s'amplifiant sur la Toile au fil des ans, la prétendue "prophétie maya" finit pourtant par endosser les habits de la fameuse "fin des temps" annoncée dans la Bible et le Coran.

En 2009, le succès du film catastrophe de l'Allemand Roland Emmerich, 2012, popularisera encore plus la rumeur, devenue planétaire.

CETTE PLAUSIBILITÉ DE FIN DU MONDE

Même si bien peu de gens croient vraiment que le monde finira demain, un nombre non négligeable prête l'oreille à cette rumeur ou la relaie, sentant qu'il y a quelque chose de plausible derrière.

C'est cette plausibilité de fin du monde, ou de fin d'un monde, que je voudrais interroger.

Notre humanité a vécu au cours des deux derniers siècles des mutations sans précédent dans son histoire : passage d'un monde rural à un monde citadin, explosion démographique, accélération vertigineuse de la vitesse, bouleversements de nos modes de vie liés aux progrès médicaux et techniques, mondialisation des échanges économiques, globalisation de l'information, expansion planétaire des droits individuels et de la démocratie.

Pour trouver une telle mutation de nos modes de vie à l'échelle planétaire, une telle mutation anthropologique, il faut remonter au passage du paléolithique au néolithique, quand l'être humain a quitté sa vie de chasseur-cueilleur nomade pour se sédentariser.

CATASTROPHES ÉCOLOGIQUES, PÉNURIE ÉNERGÉTIQUE

Or, ces bouleversements modernes, qui sont nés en Occident avant de s'étendre au reste du monde et de s'accélérer de manière exponentielle depuis quelques décennies, ne sont pas sans créer peurs et angoisses.

Certes, ils ont sérieusement amélioré les conditions de vie de la majorité des humains. L'espérance de vie a triplé en Occident, les progrès de la médecine ont permis de juguler la plupart des grandes épidémies du passé. Le confort matériel a soulagé tous ceux qui en ont bénéficié de bien des tâches pesantes et les libertés individuelles, durement acquises, n'ont pas de prix.

Pourtant, de nouveaux maux sont apparus : catastrophes écologiques, pénurie énergétique, nouvelles crises agricoles et sanitaires, crises financières ayant de graves répercussions sur l'économie, mal-être psychique, crise du politique, des religions, des valeurs, du vivre-ensemble.

Nous vivons une crise systémique dans la mesure où toutes ces crises sont à la fois interdépendantes (un drame environnemental, par exemple, crée aussi, bien souvent, un problème sanitaire, social, économique, politique...), mais aussi liées entre elles par une cause commune : la globalisation du monde qui s'est faite à travers une logique mécaniste et marchande et qui vise un maximum de profit à court terme au détriment des équilibres écologiques, sociétaux et humains.

La quantité et le rendement l'ont emporté sur la qualité et l'harmonie. Le "toujours plus" sur le mieux-être. Il en résulte de profonds déséquilibres et dérèglements que ressentent douloureusement nombre de nos contemporains.

LE RAPPORT MEADOWS EN 1972

Dans le même temps, même si nous avons de plus en plus conscience que cette idéologie consumériste est destructrice, bien peu sont prêts à accepter les bouleversements économiques et sociaux que provoquerait le basculement vers un autre modèle de société, qui poserait des limites à la croissance, comme le prônait déjà le rapport Meadows en 1972 (Limits to Growth).

Le projet d'une société fondée sur "la sobriété heureuse", comme l'a formulé l'agriculteur et essayiste Pierre Rabhi, exige un bouleversement de nos modes de vie qui nous fait tout aussi peur que la démesure à haut risque du projet ultralibéral.

A cela s'ajoutent les peurs et les tensions internationales et intercommunautaires très vives, issues des chocs culturels d'une mondialisation trop rapide, qui nourrissent tous les replis identitaires et les extrémismes religieux et politiques.

Ces angoisses de l'homme moderne sont sans doute accentuées par deux autres phénomènes liés à la révolution technologique : l'accélération du temps et le rétrécissement de l'espace. Le temps subjectif, vécu, ne cesse de s'accélérer.

Le changement est devenu permanent, la vitesse et la rentabilité des impératifs. Nous devons sans cesse nous adapter à de nouveaux outils, à de nouveaux rythmes de travail.

Comme le faisait déjà remarquer le sociologue et théologien Jacques Ellul (1912-1994), au lieu de nous libérer du temps, les machines que nous utilisons au quotidien nous ont imposé leur tempo - toujours plus rapide -, créant une pression psychologique de plus en plus insoutenable et accentuant le sentiment d'une fuite en avant perpétuelle au détriment d'une vraie qualité de vie.

PLUS DE PEURS QUE D'ÉMOTIONS POSITIVES

Du point de vue psychique, la globalisation a aussi rétréci l'espace. Notre monde semble devenu un village : nous sommes informés instantanément de tout ce qui se passe à la surface du globe. Cela génère plus de peurs que d'émotions positives.

Ce que nous voyons en effet à la télévision ou sur nos tablettes numériques, ce que nous lisons dans nos journaux, n'est pas le monde tel qu'il est, mais le spectacle médiatisé du monde.

Or, les médias ne nous rappellent pas que chaque jour des milliards d'êtres humains se sont aimés, ont été heureux, ont vécu en paix. On nous parlera davantage des conflits, des drames, des catastrophes naturelles, etc.

Or, même si le monde va mal à bien des égards, nombre d'humains se portent aussi très bien. Nous sommes donc les spectateurs passifs d'un spectacle du monde anxiogène.

Quand on sait que nous passons de plus en plus de temps à lire et à écouter ces "nouvelles du monde", on peut comprendre aussi pourquoi nous sommes de plus en plus angoissés et pessimistes quant à l'avenir de la planète.

Frédéric Lenoir, sociologue des religions, auteur de "La Guérison du monde" (Fayard, 318 p., 19,90 €)

Frédéric Lenoir, sociologue des religions

 

Publié dans DEVELOPPEMENT DURABLE

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